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Vue sur Rome
Préambule oecuménique
Le 31 octobre 1517, Martin Luther affichait ses 95 thèses contre les indulgences sur la porte de l’église du château de Wittemberg. Le 31 octobre 2016, cinq cents ans plus tard, à un an près, le pape catholique et une autorité protestante célèbrent une cérémonie oecuménique à Lund (Suède) pour commémorer le début de la Réforme dans cette période toujours consacrée par Rome aux indulgences[n1] ! Comme on imagine mal Luther et Léon X copiner en pareille circonstance, il faut bien trouver quelque explication à ce revirement de situation. Les lignes ont bougé.
Le libéralisme théologique
À l'opposé du protestantisme orthodoxe, pour qui la doctrine devance l'expérience - la foi vient de ce qu'on entend, et ce qu'on entend vient de la parole du Christ
(Romains 10.17) -, le libéralisme défend une religion où le sentiment, l'intuition, l'expérience priment la doctrine[n2] - pour une première approche, voir le petit livre de J. Gresham Machen disponible en ligne ici : Christianity and Liberalism (1923) -. Cette valorisation de l'expérience religieuse séduit de nombreux milieux (protestants, catholiques, émergents...) de ce fait très ouverts aux dialogues oecuméniques et interreligieux.
Vatican II
Jusqu'au début des années 1960, le Vatican ne voyait en dehors de l'Église de Rome que schismatiques, hérétiques ou païens, ce que l'on pouvait résumer par l'expression hors de [la structure romaine de] l'Église, point de salut
. Se penchant sur la question de l'Église, le Concile Vatican II, tout en réaffirmant que la plénitude de grâce et de vérité a été confiée par le Christ à l'Église [romaine], annonça au monde que l'Église [romaine] envisageait le salut de personnes hors de son giron : chez les frères séparés
orthodoxes (au sens du schisme de 1054) ou protestants, mais aussi chez les adeptes de religions plus ou moins éloignées du registre chrétien, judaïsme, islam, etc.[n3]. D'où l'ouverture nouvelle de la papauté aux rencontres oecuméniques et interreligieuses.
C'est donc à l'heure des grands dialogues que s'impose un petit retour sur Rome.
L'évangélisme oecuménique
Comme chacun sait, le protestantisme est divisé en de nombreuses dénominations dès la Réforme et un catholique romain ne manquera pas de contraster cette pluralité à l'unité de l'institution vaticane sous l'autorité du pape. Or, avec l'irruption du libéralisme théologique, nombre de ces dénominations sont elles-mêmes devenues mixtes, avec la présence de l'ancien courant (orthodoxe
) et celle du nouveau courant (libéral
), la dénomination anglicane, quant à elle, comprenant trois étages : évangélique, libéral et (anglo-)catholique.
De fait, la question de l'oecuménisme s'imposa aux Églises restées orthodoxes et principalement par rapport aux communautés libérales.
Un tournant historique
Le soir du 18 octobre 1966 eut lieu à Londres une conférence de Martyn Lloyd-Jones programmée par l'Alliance évangélique. Comme le montrèrent les propos du président de séance, John R.W. Stott, une ligne de conduite opposée à celle de l'orateur était déjà adoptée dans les rangs anglicans. Considérant que l'institution anglicane avait une constitution évangélique - les 39 articles - et que les évangéliques (anglicans) faisaient partie des membres loyaux à cette confession de foi, ils envisageaient de reprendre toute leur place dans l'institution en espérant y rétablir en pratique ce qu'elle était en théorie.
De fait, ils avaient déjà répondu au problème que Lloyd-Jones soumettait à l'auditoire : Voilà les questions à nous poser : "Qu'est-ce qu'un chrétien ? Comment pouvons-nous avoir le pardon de nos péchés ?" et "Qu'est-ce qu'une Église ?"
[n4]. À l'unité évangélique sur les principes de la Réforme - l'Écriture seule, la grâce seule, la foi seule, le Christ seul, à Dieu seul la gloire - fut préférée l'unité de l'institution anglicane comme Église
, malgré la diversité de ses composantes (évangélique, libérale, catholique). Ainsi
- - à Keele, en avril 1967, tout anglican pouvant confesser Jésus-Christ comme Dieu et Seigneur fut considéré comme chrétien ;
- - à Nottingham en 1977, l'Église fut définie sacramentellement par le baptême.
Sans oublier qu'à partir de 1975, le clergé ne fut plus tenu de souscrire aux 39 articles[n5] !
L'appartenance à la dénomination anglicane primant désormais le positionnement évangélique et son affirmation des motifs de la Réforme, le dialogue oecuménique avec d'autres catholiques, ceux de Rome, pouvait être envisagé et il le fut, notamment par deux personnes de renom dans les milieux évangéliques, les anglicans John R.W. Stott et James I. Packer.
Leçon de l'histoire
Comment analyser ce qui s'apparente bien à un chemin vers Rome ? Comme Lloyd-Jones, Stott défendait une théologie évangélique (calviniste) et sa décision de rester anglican avait pour but de faire rayonner la Réforme dans une institution largement constituée d'anglo-catholiques et de libéraux[n6]. C'est pourtant sous sa conduite qu'à Keele et Nottingham, les évangéliques anglicans adoptèrent des définitions du christianisme acceptables par libéraux et catholiques. Or une telle défense simultanée d'un oui - évangélisme - et d'un non - libéralisme, anglo-catholicisme - est l'un des principes mêmes du système catholique romain !
Oui et non
Pour reprendre l'étude de Leonardo de Chirico, en empruntant le langage de 2 Corinthiens [1.12-20], on peut dire que le catholicisme est la religion du « oui » et du « non » contextuel à la volonté de Dieu, de la coexistence de l’affirmation et de la négation du
message biblique, de la cohabitation de l’adhésion et du rejet de la Parole de Dieu. On ne peut nier
que, dans le catholicisme, le « oui » puisse faire défaut ; le problème est qu’il ne s’agit pas d’un « oui, oui » mais d’un « oui et non » en même temps. Le « oui » vient se juxtaposer au « non » de telle
sorte qu’il produit un effet d’annulation du « oui ». Il ne s’agit ni d’un « oui » ni d’un « non » mais
d’un « oui » et d’un « non » en même temps.
[7] Je retiens dans ce tableau les cinq sola/solo/soli de la Réforme[8] :
Le Oui de l'évangélisme | Les Oui et Non du catholicisme romain |
L'Écriture seule | À L'Écriture sont ajoutées l'autorité de la tradition et celle de l'enseignement du magistère |
Le Christ seul | Au Christ est ajoutée l'Église comme une extension de l'incarnation |
La grâce seule | À la grâce est ajoutée la nécessité de bénéfices qui proviennent de l'office sacramentel de l'Église |
La foi seule | À la foi est ajoutée la nécessité des bonnes actions pour le salut |
À Dieu seul la gloire | À la célébration de Dieu est ajoutée la vénération d'une foule d'autres figures qui détournent du culte au seul vrai Dieu. |
Première remarque : sur l'oecuménisme catholique. En se voulant le centre - l'Église est romaine - unifiant la diversité (oui et non
) de l'univers - l'Église est catholique -, le siège du Vatican n'a qu'un désir, s'étendre tous azimuts ; et il est prêt à intégrer quiconque est séduit par son esprit d'ouverture (oui
et non
ensemble).
Face à un tel appétit d'intégration universelle, l'hérésie suprême consiste à ne pas vouloir être absorbé. C'est ainsi qu'à celui qui ose s'en tenir au oui
évangélique et refuser le oui et non
de la voie romaine, il sera vertement reproché de mettre à mal l'unité visible de l'Église [catholique romaine] et son témoignage (cf. Unitatis Redintegratio I-4). Mais l'intéressé pourra répondre qu'à ses yeux, l'institution vaticane n'est pas une Église, sinon apostate par son éloignement de la vérité biblique (oui et non
), et qu'il n'y voit pas de chrétiens, si ce n'est ceux qui ont pu y distinguer le oui
au sein du oui et non
[n9].
Deuxième remarque : sur l'oecuménisme évangélique. Comme on le voit dans cette différence d'A.D.N.
, la divergence entre le protestantisme orthodoxe et le catholicisme romain n'est pas moindre aujourd'hui qu'il y a cinq siècles. Et l'on notera l'absence de place pour une voie moyenne : un évangélisme oecuménique ne peut exister que dans le reniement de l'exclusivisme de l'Évangile et/ou dans l'oubli des condamnations du concile de Trente à son encontre (car l'infaillible Église romaine ne peut lever et n'a pas levé ses anathèmes le concernant).
La puissance du Vatican
Si les Églises des diverses dénominations protestantes orthodoxes peuvent s'accorder sur les principes de la Réforme, l'Église catholique romaine ne peut être considérée comme une dénomination chrétienne parmi d'autres, mais comme la religion d'un autre évangile. C'est ce qu'ont perdu de vue les évangéliques oecuméniques, comme dans l'incapacité de discerner la singularité de leur interlocuteur.
Le prophète
Selon Rome, la Parole de Dieu écrite (la Bible) ou orale (la Tradition) parvient au fidèle interprétée par le Magistère (du latin magister, maître), l'autorité enseignante de l'Église romaine (Dei Verbum II-10). Avec une nuance entre le Magistère extraordinaire, auquel il faut absolument donner foi pour rester catholique, et le Magistère ordinaire, auquel il faut donner son assentiment (Lumen Gentium III-25). Le premier Magistère se déclare infaillible, lorsque le pape dit s'exprimer ex cathedra ou lorsque le collège des évêques unis au pape s'accorde sur un enseignement, notamment lors d'un concile. Le second Magistère s'exprime dans des situations moins solennelles, sans pour autant manquer d'autorité (comme celle des encycliques pontificales).
En se positionnant comme une instance suprême et sans appel (Lumen Gentium III-25), l'institution romaine revendique l'autorité actuelle du Christ en tout ce qu'elle enseigne infailliblement. De facto, toute lecture divergente des Écritures sera disqualifiée comme interprétation privée. Aussi, de deux choses l'une :
- soit l'on croit que le Magistère romain a été institué par le Christ et l'on s'y soumet docilement (comme un cadavre
, dirait un jésuite) ;
- soit l'on constate l'absence de promesse d'infaillibilité donnée au successeur
des apôtres, évêque ou groupe d'évêques, dans le Nouveau Testament et l'institution apparaît alors comme un faux prophète usurpant l'autorité divine.
Le prêtre
Comme l'Israël de l'alliance mosaïque était doté d'un corps de prêtres chargé des sacrifices, l'institution catholique est dotée d'un pouvoir sacerdotal censé remplacer le Christ (cf. De Ecclesia II-10 ; Presbyterorum Ordinis II-5), en particulier lors du sacrifice eucharistique, sommet du culte catholique (De Ecclesia II-11) et but de tout son effort oecuménique (Unitatis Redintegratio I-3).
Pour un protestant orthodoxe, tout l'édifice est faux :
- Si les auteurs du Nouveau Testament n'hésitent pas à utiliser le vocabulaire sacerdotal, par exemple pour tous les chrétiens (1 Pierre 2.9) ou pour le Christ (Hébreux 7.11ss), il n'est jamais utilisé pour désigner une charge ou une mission particulière de prêtre
dans l'organisation des Églises. L'ordre des communautés primitives est assûré par des anciens ou évêques et des diacres.
- Comme le montre la lettre aux Hébreux, le sacerdoce du Christ est permanent et abolit un sacerdoce limité par le temps (7.23-25), le sacerdoce de l'Homme parfait met fin à celui d'hommes pécheurs (7.26-28). En se présentant comme un autre Christ (alter Christus), le clergé romain s'oppose ici à la démonstration de l'auteur quant à l'unicité du Christ et du sacerdoce lié à sa personne divine.
- Par ailleurs, le sacrifice du Christ a été accompli une fois pour toutes (Hébreux 7.27, etc.).
Une note sur ce dernier point. En accord avec le Concile de Trente (22e session, chapitre II), le théologien catholique reconnaîtra volontiers que le sacrifice sanglant du Christ a été accompli une fois pour toutes à Golgotha et soulignera que le Sacrifice visible de la Messe... propitiatoire pour les vivants et pour les morts
est non sanglant[n10]. Problème : Selon la Loi, presque tout est purifié par le sang ; et sans effusion de sang, il n'y a pas de pardon
(Hébreux 9.22)[n11].
Le prince
Enfin l'instance dirigeante de l'Église romaine, le Saint-Siège
avec le pape à sa tête, est aussi l'un des chefs de ce monde, régnant en souverain absolu sur l'État de la Cité du Vatican, conformément aux accords du Latran (Rome, 11 février 1929)[n12]. À l'instar d'une autre nation, rien ne manque au Vatican, état, cour de justice, police, armée, corps diplomatique, banque, etc. Et, sans avoir à sonder sa longue histoire impériale, rien ne manque au pouvoir politico-religieux de l'institution catholique romaine dans l'imitation des princes de ce monde (cf. Marc 10.42-45)[n13].
Conclusion
Nul doute, si la papauté post-Vatican II séduit aujourd'hui une partie du protestantisme orthodoxe, elle le doit certainement à un défaut d'enseignement à son sujet dans les Églises. Mais elle le doit aussi à sa recherche fructueuse de collaborateurs parmi les personnalités évangéliques attirées par la politique oecuménique : nous sommes tous frères
, nous sommes tous chrétiens
, nous dit-on ! Faut-il s'étonner de Rome ? Non, elle met seulement en oeuvre ce qu'elle a annoncé : ramener à elle les frères séparés
[n14]. Faut-il s'étonner des évangéliques en dialogue avec Rome ? Oui, car faute de défendre le oui
évangélique, ils entraînent ceux qui les écoutent à rester, à retourner, voire à passer au service du oui et non
de la religion romaine.
T.P., 23 août 2016
_______
1. Sébastien Maillard envoyé spécial permanent à Rome du journal La Croix, le 25/01/2016 à 17h05 : Le pape se rendra en Suède pour les 500 ans de la Réforme
- en ligne ici -.
2. Cf. Iain H. Murray, Evangelicalism Divided, A Record of Crucial Change in the Years 1950 to 2000 (Edinburgh, U.K ; Carlisle, U.S.A : The Banner of Truth Trust, 2000, reprinted in 2012), pp. 3ss : il résume le parcours de l'une des figures de proue du Libéralisme, Friedrich Schleiermacher, dont le père était un pasteur orthodoxe.
3. Cf. Lumen Gentium
, chapitre II, §§ 15 et 16 - en ligne ici - et Nostra Aetate
- en ligne ici -.
4. Cf. Iain H. Murray, Evangelicalism Divided, pp. 43ss. La citation est en page 48.
5. Cf. Iain H. Murray, Evangelicalism Divided, p. 264ss. On notera, de toutes façons, qu'avant même 1975, cette confession de foi calviniste ne convenait pas à la majorité arminienne des anglicans.
6. Interviewé par The Briefing en juillet 2002 suite au livre de Iain H. Murray, paru en 2000, John Stott s'exprime ainsi (extrait) : ''...Speaking for myself, I am not conscious of having ‘put aside’ any evangelical distinctives ‘in order to have a wider influence with the denominations.’ For this savors of a theological compromise of which I don’t believe I have been guilty. No, our decision at the Keele Congress (1967) was to get involved in both the secular world and the visible church, because we saw it as our God-appointed duty to do so...'' - cf. Review of Iain Murray’s “Evangelicalism Divided”
September 5, 2007 by Andy Naselli en ligne ici -.
7. Leonardo de Chirico, Évangéliques et catholiques : ont-ils un futur commun ?
(site ''reforme.net'', article du 26/09/2007 - 16:39, n'est plus en ligne le 16/10/2022) ou Pietro Bolognesi, Catholicisme romain et protestantisme évangélique : réconciliation, mais sous quelles conditions ?
§ II.2 "La netteté des choix" (La revue réformée n° 263 - 2012/4, en ligne ici).
8. Citation de la Déclaration de l'Alliance évangélique italienne - en ligne ici -.
9. Cf. Dr Martyn Lloyd Jones, Roman Catholicism
- en ligne ici ; extrait en ligne ici -.
10. Cf. Les décrets du concile de Trente, vingt-deuxième session, le 17 septembre 1562 - en ligne ici -.
11. Pour un aperçu du débat sur la Cène, voir l'article de Henri Blocher, De la présence réelle
, Fac-réflexion n° 18 – janvier 1992, pp. 22-33 - en ligne ici -.
12. Traité entre le Saint-Siège et l’Italie - en ligne ici -.
13. Leonardo De Chirico, L’oecuménisme de l’église catholique romaine : qu’en disent les évangéliques italiens ?
29/7/2014 - en ligne ici -.
14. Est-ce un hasard ou une ironie de l'histoire si, dans un contexte de forte croissance du protestantisme en Amérique Latine, Rome a pris pour pape un jésuite argentin dénommé Jorge Mario Bergoglio, alias le pape François, connu pour sa vive critique de Luther et de Calvin - à voir en ligne ici - ?