L'éclairage d'ésaïe
Comme le montre son jeu avec le vocabulaire en ce chapitre 45 - par exemple au verset 7, où il utilise le verbe "créer" pour les ténèbres et celui de "former" pour la lumière -, Esaïe fait écho au livre de la Genèse. Ainsi, le verset 45.18 est très souvent invoqué par les lecteurs de la Genèse en faveur de leur interprétation :
Car ainsi parle l'Eternel qui a créé les cieux, lui le (seul) Dieu, qui a façonné la terre et l'a faite, lui qui l'affermit. Non pas tôhû il l'a créée, pour être habitée il l'a façonnée. Je suis l'Eternel et il n'y en a pas d'autre.
Qu'il s'en distingue ou s'en empare, Esaïe a médité sur ce texte de Genèse 1.1-2, ce qui fait de ces versets un contexte proche pour qui retrouve ici les thèmes comme le vocabulaire de Moïse (souligné en italiques ci-dessus).
Mais, si le sens d'un mot dépend de son contexte, c'est en Esaïe 45.18-19 que le sens du mot tôhû est à comprendre, notamment
- au sein de la formule rhétorique où il apparaît en 45.18 :
- Non tôhû il l'a créée - לֹא-תֹהוּ בְרָאָהּ -,
- pour être habitée, il l'a façonnée - לָשֶׁבֶת יְצָרָהּ -.
- en rapprochant ses deux occurences dans ce passage :
Dieu n'a pas créé la terre tôhû
(45.18) et n'apas dit à la descendance de Jacob : Cherchez-moi tôhû !
(45.19).
Tôhû en contexte
Le verset 45.18 débute par l'expression lô-tôhû ("non tôhû), un accusatif indirect, aussi dit ad-verbial parce qu'il détermine un prédicat verbal, ici il l' [= la terre] a créée
. Un tel accusatif indirect peut d'ailleurs se rapporter au sujet ou, comme ici, à l'objet du prédicat verbal[n1].
De cet emploi, plusieurs[n2] déduisent, à l'instar de la traduction de la Septante (οὐκ εἰς κενὸν) ou de Jérôme (non in vanum), qu'il convient de donner un sens abstrait - non descriptif - d'adverbe (en vain, vainement) à tôhû,
- en 45.18 :
il ne l'a pas créée en vain, il l'a formée pour être habitée
; - comme en 45.19 :
ce n'est pas en cachette [secrètement] que j'ai parlé, dans un lieu ténébreux de la terre, je n'ai pas dit à la descendance de Jacob : Cherchez-moi vainement !
Mais le contexte d'Esaïe impose-t-il une compréhension du mot tôhû aussi distante du contexte de Genèse 1.1s ?
Esaïe 45.18 - Genèse 1.2 : quel rapport ?
Les différentes thèses n'hésitant pas à rapprocher ces deux textes, il convient de souligner que la distinction de contexte pour l'interprétation du mot tôhû se trouve en des limites étroites.
En rappelant en ce verset 45.18 que Dieu a créé la terre non-tôhû, Esaïe veut montrer que la même disposition de Dieu envers l'homme au commencement est à l'oeuvre envers la descendance de Jacob (45.19s) : Je n'ai pas dit... : Cherchez-moi tôhû
. La logique du prophète apparaît liée aux propos de Moïse sur le commencement.
Si Esaïe rappelle Moïse et sa terminologie à ses lecteurs, c'est à coup sûr pour souligner l'enracinement de son propos, la véracité de sa propre affirmation. C'est le sens du mot tôhû en Genèse 1.2 qui fonde son propos : la terre était tôhû, vide, déserte[n3]. Lui refuser ce sens descriptif en Esaïe 45.18 serait en faire une reprise formelle, un jeu de mot en porte-à-faux avec l'intention fondatrice de son écho.
Esaïe 45.18 - 45.19 : quel rapprochement ?
Par ailleurs, l'un des motifs de donner fonction d'adverbe (en vain, vainement) à tôhû en 45.19 est son rapprochement de la formulation du début de ce verset : ce n'est pas en secret - secrètement - que j'ai parlé, dans un lieu ténébreux de la terre, je n'ai pas dit à la descendance de Jacob : Cherchez-moi vainement !
Or, comme le souligne David T. Tsumura[n4], du point de vue structurel, un parallèle naturel est à privilégier ici entre tôhû et
- soit "une terre de ténèbres", en voyant en tôhû la désignation d'un lieu ("désert"),
- soit "ténèbres" avec pour tôhû le sens de "désolation" - juxtaposition thématique qu'il retrouve en Genèse 1.2, Jérémie 4.23 et Job 12.24-25 -.
Quelle que soit la description évoquée par le mot tôhû, c'est une telle désignation "concrète" qui semble devoir être retenue dans le débat entre les différentes thèses.
Une question de but
Le débat majeur porte sur l'interprétation de la formule rhétorique suivante en 45.18 :
- לֹא-תֹהוּ בְרָאָהּ [Non tôhû il l'a créée],
- לָשֶׁבֶת יְצָרָה [pour être habitée, il l'a façonnée].
Selon certains lecteurs, nous avons là un parallélisme de but[n5] :
- Non pour être désolation, il l'a créée,
- pour être habitée, il l'a façonnée.
Selon les autres lecteurs, il n'est question de but qu'en deuxième partie de la formule, pas dans la première :
- Non désolation, il l'a créée,
- pour être habitée, il l'a façonnée.
Procédons par étapes :
1. L'élaboration du propos. Consacré à la création des cieux et de la terre, le verset 45.18 semble élaboré de la manière suivante :
- Car ainsi parle l'Eternel (כִּי כֹה אָמַר-יְהוָה)
- qui a créé les cieux (בּוֹרֵא הַשָּׁמַיִם),
- lui le (seul) Dieu (הוּא הָאֱלֹהִים),
- qui a façonné la terre (יֹצֵר הָאָרֶץ)
- (...)
- pour être habitée, il l'a façonnée (לָשֶׁבֶת יְצָרָה).
- Je suis l'Eternel, et il n'y en a point d'autre (אֲנִי יְהוָה, וְאֵין עוֹד).
On peut observer que le propos sur la terre, ouvert et conclu par la même formule, souligne que le travail que Dieu a opéré sur la terre (il a façonné la terre
) visait un résultat, la rendre habitable, propre à accueillir l'homme (pour qu'elle soit habitée...
).
Mais l'intention du prophète ne semble pas seulement d'enseigner que Dieu a façonné la terre pour la rendre habitable, il introduit au coeur de cet enseignement une réflexion sur le tôhû par laquelle il paraît vouloir fonder et son propos et sa perspective suivante (en 45.19). C'est apparemment un renvoi à Genèse 1.1-2 qu'il propose.
2. Une logique de présentation. Comme on peut le voir au verset 45.12 ci-dessous, une première clause présente Dieu et un lieu (la terre
, les cieux
) et une deuxième présente Dieu et l'hôte fait pour ce lieu (sur elle... l'homme
, toute leur armée
) :
- C'est moi qui ai fait la terre,
et qui, sur elle, ai créé l'homme ;
C'est moi, ce sont mes mains qui ont déployé les cieux,
et c'est moi qui commande toute leur armée.
Cette même logique de présentation Dieu - lieu puis Dieu - hôte (ou non-hôte) de ce lieu apparaît également en 45.19 :
- Je n'ai point parlé en cachette, dans un lieu ténébreux de la terre ;
Je n'ai point dit à la postérité de Jacob : cherchez-moi dans le désert.
Il s'agit bien de la même logique, mais en vue négative : Dieu ne s'est pas exprimé dans un lieu ténébreux ; Il n'a pas dit à Jacob d'être l'hôte d'un tel lieu inhospitalier.
Cette logique de présentation peut encore être envisagée en 45.18 : si les deux clauses suivantes traitent d'un acte de Dieu sur la terre, la première évoque l'état actuel ou projeté du lieu, la deuxième l'adéquation du lieu à l'hôte à venir - la terre est faite pour être habitée -.
- Non déserte (1) ou non pour être déserte (2), il l'a créée,
- pour être habitée, il l'a façonnée.
Au vu de tous ces passages, c'est l'adéquation ou l'inadéquation du lieu que Dieu a ou non prévu pour ses habitants qui semble capitale. Quelle que soit la lecture de Genèse 1.1s, la terre tôhû (Genèse 1.2) est tout sauf le lieu prévu par Dieu pour l'homme et ce n'est pas en un tel milieu inhospitalier que Dieu a appelé la postérité de Jacob (Esaïe 45.19).
3. Les limites du but. Selon de nombreux lecteurs, c'est le but de la création qui nous est présenté dans les deux clauses suivantes[n6] :
- (a) Non pour la désolation, (b) il l'a créée,
- (a') pour être habitée (b') il l'a façonnée.
Or, si des conclusions peuvent être tirées du passage entier, il faut bien voir l'insuffisance de ce parallélisme, supposé de but, comme indice du sens à donner au propos tenu. Par exemple, dans ce passage [d'Esaïe 45.18], commente Edward J. YOUNG, le mot תֹהו est manifestement une description du monde après qu'il a été créé. Etre une désolation n'était cependant pas la fin pour laquelle Dieu le créa.
[n7] Une conclusion que l'on ne peut cependant pas tirer de la seule lecture de ce parallèle :
a- En admettant que le mot תֹהו est... une description du monde après qu'il a été créé
, la précision que le monde n'a pas été créé pour la désolation pourrait tout aussi bien nous parler de son état initial que d'un état futur à l'opposé de son état initial - il a été créé habitable et non pour être désolation -. A titre d'illustration, voici un autre exemple d'accusatif indirect :
- Non-pécheur, il créa l'homme ;
- Pour être son image ressemblante, il le suscita.
En interprétant la première clause comme expression d'une finalité et non d'un état, il faudrait lire : il ne créa pas l'homme pour être un pécheur. Cependant, il ne faudrait pas conclure que l'homme a été créé pécheur mais non pour l'être et le rester. Pas plus que la création d'un homme créé parfait et devenu pécheur, le seul parallélisme de but ne permet pas d'écarter la lecture restitutionniste d'une terre créée parfaite et devenue déserte, par exemple.
b- En admettant que le mot תֹהוּ est... une description du monde
, il ne s'ensuit pas qu'il s'agisse d'une description du monde après qu'il a été créé
. Si la terre n'a pas été créée pour être déserte, il ne peut être déduit de ce but ni qu'elle fut déserte ou qu'elle le sera, et encore moins en quelle circonstance, avant ou après son achèvement. A titre d'illustration, voici un autre exemple d'accusatif indirect :
- Non-ébauche, il créa ce portrait ;
- Pour l'exposer, il le fignola.
En donnant à la première clause un sens final, elle peut être lue ainsi : il ne créa pas ce portrait pour être une ébauche. Ce qui ne nous dit pas si ce portrait ne le fut pas un jour ou s'il fut conçu d'une traite, ni même si les visiteurs de cette exposition n'y voient pas finalement qu'une ébauche au lieu d'un chef d'oeuvre. Si, comme la terre et sa description tôhû en Genèse 1.2, ce portrait, résultat d'un long fignolage, a pu être décrit comme ébauche, rien ne permet d'affirmer qu'il s'agit manifestement
d'une description antérieure ou postérieure au résultat présenté, c'est-à-dire à l'oeuvre créée.
D'autres indices doivent servir de guide.
4. Une présentation en chiasme. Comme on peut le voir ci-dessous, l'introduction de la référence au tôhû conclut un exposé en trois temps de l'ouvrage terrestre :
- Car ainsi parle l'Eternel
- qui a créé les cieux,
- lui le (seul) Dieu,
- qui a façonné la terre
- et l'a formée,
- lui qui l'a affermie.
- Non-tôhû il l'a créée ;
- pour être habitée, il l'a façonnée.
- Je suis l'Eternel, et il n'y en a point d'autre.
Or il est possible de repérer l'élaboration en chiasme du propos relatif à la terre :
A- qui a façonné la terre
B- et l'a formée
C- lui qui l'a affermie
B'- Non-tôhû il l'a créée
A'- pour être habitée, il l'a façonnée
Soulignons alors les motifs de ne pas suivre les thèses tenant le tôhû de Genèse 1.2 comme d'Esaïe 45.18 pour une description de la terre après qu'elle a été créée :
a- Les thèses tenant Genèse 1.2 pour la terre primitive créée inhabitable :
- Non pour être déserte, il a créé la terre (terrain vague et vide) ;
- pour être habitée, il l'a façonnée.
La terre tôhû de Genèse 1.2 est tenue pour une oeuvre créée, mais non créée pour être déserte. Pour qu'elle ne reste pas déserte, pour qu'elle soit habitée, Dieu l'a façonnée. S'il y a parallélisme de but, il y a succession d'ouvrages : création puis façonnage. Or une telle lecture s'accorde mal à ce contexte :
A- qui a façonné la terre........................... un acte qui aboutit au résultat final, la terre habitable
B- et l'a formée.............................. un acte qui aboutit au résultat final, la terre habitable
C- lui qui l'a affermie........ un acte qui aboutit au résultat final, la terre habitable
B'- Non-tôhû il l'a créée............... un acte qui aboutit au résultat initial, la terre inhabitable
A'- pour être habitée, il l'a façonnée...... un acte qui aboutit au résultat final, la terre habitable
Non seulement cette lecture introduit une dissonnance entre les parties B et B' du chiasme, mais c'est l'information en débat du tôhû de Genèse 1.2 qui l'introduit. Il faut postuler que la terre a été créée tôhû ou, dans l'exemple précédent (§ 3), que le portrait a été créé à l'état d'ébauche, pour comprendre que la terre ne désigne pas le monde habitable ni le portrait le tableau exposé et pour conclure que le façonnage (de la terre) ou le fignolage (du portrait) sont des actes postérieurs et non antérieurs ou coïncidants à celui de création. Ainsi, même pour qui discerne un parallélisme de but en B' et A', ce n'est pas en faveur des lectures affirmant la terre créée en Genèse 1.2 que plaide ce texte, que cette terre soit identifée à celle de Genèse 1.1 (lecture traditionnelle) ou pas.
b- La thèse restitutionniste classique tenant Genèse 1.2 pour la terre devenue inhabitable. Selon les tenants de cette théorie, Genèse 1.2 présente le résultat d'une catastrophe, d'une détérioration du chef d'oeuvre initialement créé en 1.1. Or le prophète ne paraît pas suggérer une telle lecture de Moïse. On peut certes observer que le tôhû de Genèse 1.2, qu'il soit état initial ou résultat d'une catastrophe, a été transformé en lieu habitable (Genèse 1.3ss). Cependant, la terre que décrit Esaïe ne semble pas être une terre primitive dont les conditions d'habitation auraient été anéanties avant d'être restaurées. En effet, qu'il lie le but de l'ouvrage (A') à l'état de la terre créée [non-désert] ou au but de sa création [non pour être désert] (B'), Esaïe présente la terre que Dieu a créée comme une oeuvre qui a été façonnée pour être habitée (A - A'), qui a été affermie (C). En rappelant que Dieu a créé les cieux et la terre (Genèse 1.1 ; Esaïe 45.12, 18), il présente la terre créée comme une demeure accueillante, préparée pour l'homme (Genèse 1.3-31), une terre habitable que Dieu a affermie - ce qui éloigne ici toute idée de destruction - ! Il envisage l'état désolé de la terre (Genèse 1.2) comme précédant le résultat du travail divin. Et pas plus Dieu n'a jugé approprié de placer l'homme au commencement dans une terre de désolation, une terre non façonnée pour l'accueillir, pas plus il n'a proposé aux fils de Jacob de le chercher dans un tel désert, sans repère, sans lumière.
5. L'état avant le but. L'accusatif indirect (comme ici lô-tôhû) est d'usage courant pour la présentation d'un état - on parle alors d'accusatif prédicatif d'état[n8] -, ce qui conviendrait ici au descriptif de la terre : un non-tôhû, il la créa
. Plusieurs observations peuvent être faites en relisant le verset 45.18 :
- Car ainsi parle l'Eternel
- qui a créé les cieux,
- lui le (seul) Dieu,
- qui a façonné la terre
- et l'a formée,
- lui qui l'a affermie.
- Non-tôhû, il l'a créée ;
- pour être habitée, il l'a façonnée.
- Je suis l'Eternel, et il n'y en a point d'autre.
Le point pivot du propos relatif à la terre est souligné, non seulement par sa centralité dans le chiasme déjà présenté, mais par la reprise du pronom désignant Dieu (lui le (seul) Dieu... lui qui l'a affermie
). De part et d'autre se trouvent deux prédicats liés : il a façonné la terre et l'a faite
; il l'a créée... il l'a façonnée...
Le détour par la Genèse se remarque dans les parties B et B' du chiasme et notamment dans la reprise des deux verbes associés "faire" (וְעֹשָׂהּ) et "créer" (בְרָאָהּ) (cf. Genèse 2.3-4).
Par son propos central, l'auteur semble vouloir souligner la stabilité d'une situation établie : il l'a affermie
. Or, ce que l'on peut attendre après une telle affirmation, c'est un descriptif de la situation plutôt que le but d'un acte (de création) dont le résultat n'a pas été présenté. Puisqu'Esaïe fait appel à l'imagerie de l'artisan dans ce chapitre (45.7, 9, 11s, 18), ce qu'un auditoire peut attendre d'un potier, après avoir entendu parler de son mode opératoire - il a façonné, fait, affermi -, c'est de voir son oeuvre ; et peut-être après, d'en connaître la destination.
Par ailleurs, si Esaïe se fonde en B et B' sur Genèse 1-2 et sa terminologie ("faire" - "créer" - "désolation"), on peut souligner que
- la correspondance entre "faire" (B) et "créer" (B') ne suggère aucune succession d'actes : c'est le même résultat final qui est suggéré, comme en Genèse 2.3-4, ou en ce verset 45.18, dans la désignation par le verbe "créer" de la réalité des cieux puis de la terre ;
- l'interprétation de cette proposition (לֹא-תֹהוּ בְרָאָהּ) dans le sens d'une finalité -
non pour être déserte, il la créa
- repose en fait sur la lecture de la conclusion : la clause de butpour être habitée...
s'impose a posteriori comme grille de lecture denon-tôhû...
Malgré les défenseurs d'un parallélisme de but en conclusion de ce verset, c'est plutôt un prédicatif d'état qui vient conclure la série d'actes à l'origine de la terre - façonner, faire, établir -. L'emphase mise sur le non-tôhû semble livrer le résultat et conclure cette série par l'acte global attendu [créer] : un non-tôhû il la créa.
- (a) Non désolation (b) il l'a créée,
- (a') pour être habitée (b') il l'a façonnée.
Dieu a créé (b), façonné (b'), un monde habitable (a'), tout le contraire d'un terrain vague (a). Dans ce parallélisme sur la réalisation de la terre, l'état de la terre créée (a-b) annonce le but de l'ouvrage (a'-b') ; autrement dit, le but, être habitée, explique l'état habitable de l'oeuvre créée et le fait qu'Esaïe commence par le souligner : elle n'a pas été créée désolation. Il parle de la formation de la terre comme d'un stade antérieur de sa création : elle a été façonnée, formée, et, en tant que telle (créée, formée, achevée), est habitable. Ainsi, lorsqu'il découvre la création des cieux et de la terre au premier verset de la Genèse, Esaïe ne conclut pas du deuxième verset que la terre a été créée tôhû[n9].
Conclusion
Au terme de ce parcours, il semble qu'Esaïe ne fasse pas partie des lecteurs qui lient le commencement
de Genèse 1.1 à la situation de Genèse 1.2, c'est-à-dire qui font du premier verset le début de la narration. Jésus non plus, d'ailleurs, qui fera encore référence au commencement pour rappeler l'ordre institué par le Créateur - notamment pour l'homme (Matthieu 19.4 ; Marc 10.6) -, objet même de la suite du récit (1.3-31). Mais, plus largement, il ne fait pas partie des lecteurs qui voient dans la terre de Genèse 1.2 une oeuvre créée.
Par ailleurs, le prophète met en valeur l'oracle et la proclamation monothéiste de l'Eternel (I1 "car ainsi parle l'Eternel..." -I4 "Je suis l'Eternel...") en l'associant à sa confession de l'Eternel (- Yahvé - le Seigneur) seul Dieu et Créateur des cieux et de la terre.
- I1- Car ainsi parle l'Eternel
- qui a créé les cieux,
- I2- lui le (seul) Dieu,
- qui a façonné la terre
- et l'a formée,
- I3- lui qui l'a affermie.
- Non-tôhû, il l'a créée ;
- pour être habitée, il l'a façonnée.
- I4- Je suis l'Eternel, et il n'y en a point d'autre.
_______
1. Paul JOÜON, Grammaire de l'Hébreu biblique (Rome : Institut Pontifical, 1923), pp. 337ss § 126.
2. Par exemple, F.F. BRUCE "And the Earth was Without Form and Void." An Enquiry into the Exact Meaning of Genesis I,2
, Journal of the Transactions of the Victoria Institute 78 (1946) : p. 23 - en partie disponible en ligne ici -
3. Il serait d'ailleurs préférable
de traduire tôhû et bôhû
par des substantifs : or la terre était désolation et solitude
(Traduction de Paul JOÜON, Grammaire de l'Hébreu biblique (Rome : Institut Pontifical, 1923), p. 471 § 154-m).
4.David Toshio Tsumura, in HESS Richard S. et TSUMURA, David T. ed., I Studied Inscriptions From Before the Flood, Ancient Near Eastern, Literary, and Linguistic Approaches to Genesis 1-11 (Sources for Biblical and Theological Study, U.S.A. : Eisenbrauns, 1994), pp. 319s - en partie disponible en ligne ici -.
5. David Toshio Tsumura, in HESS Richard S. et TSUMURA, David T. ed., I Studied Inscriptions From Before the Flood, Ancient Near Eastern, Literary, and Linguistic Approaches to Genesis 1-11 (Sources for Biblical and Theological Study (vol. IV), U.S.A. : Eisenbrauns, 1994), p. 319 - en partie disponible en ligne ici - ; Edward J. YOUNG, Studies in Genesis One (Phillipsburg, New Jersey : P & R Publishing, sans date [1e édition en 1964]), p. 18 ; voir également p. 12, texte et note 23, qui établit un parallélisme de but de la création dans les deux parties du verset : pour ne pas être déserte, pour être habitée.
6. Ibidem.
7. Edward J. YOUNG, Studies in Genesis One (Phillipsburg, New Jersey : P & R Publishing, sans date [1ère édition en 1964]), p. 18.
8. Paul JOÜON, Grammaire de l'Hébreu biblique (Rome : Institut Pontifical, 1923), pp. 337ss § 126.
9. Don BATTEN (dir.), Ken HAM,
Jonathan SARFATI, Carl WIELAND, Nos origines en
questions, La logique de la création, trad. de l'anglais
(Bielefeld, Allemagne : CLV, 2004 - 1ère édition en anlais en 1990 par
Answers in Genesis Ltd. [Australie] -), p 71. En défenseurs de la
théorie ''littéraliste'', les auteurs s'opposent à la logique
restitutionniste suivante : ... comme Esaïe dit que Dieu n'a pas créé
le monde tohu, il doit être devenu tohu
ultérieurement
. Leur réponse suit celle de E.J. Young : Esaïe
45.18 parle du but de la création, pas de
l'état originel de celle-ci.
Or, si Esaïe parle bien du but de la
création - Dieu n'a pas créé le monde tôhû,
mais pour être habité, dans le but d'être
habité -, c'est bien en se fondant sur l'état initial et parfait de la création -
Dieu n'a pas créé le monde tôhû - ! Loin de
voir dans le tôhû de Genèse 1.2 l'état d'une oeuvre créée en
1.1, Esaïe en déduit le contraire : elle n'a pas été créée tôhû.