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Contexte large
Les noms du Seigneur
Plusieurs désignations de la divinité apparaissent au début de la Genèse : Elohim, Yahvé Elohim ou Yahvé. Or deux siècles d'archéologie ont pu montrer qu'une telle pluralité n'a rien d'extraordinaire. Dans le contexte du Moyen-Orient ancien, le changement d'un nom divin dans un texte [est fréquent et bien attesté] (p. ex. Baal et Hadad dans la tablette d'Hadad à Ougarit ; les noms d'Osiris sur la stèle d'Ikhernofret)
[n1].
Par ailleurs, l'unité du début de la Bible apparaît confortée par les désignations de la divinité. Si l'exégèse de Genèse 1.1-2.3 permet d'apprécier l'habileté de l'auteur avec les nombres, elle peut encore être observée de Genèse 1 à 4 avec 70 mentions de Dieu[n2] :
- 40 fois Elohim : 34 en Genèse 1.1-2.3 ; 4 en Genèse 2.4-3.24 (en 3.1-5) ; 2 en Genèse 4.10, 25 ;
- 20 fois Yahvé Elohim : en Genèse 2.4-3.24 ;
- 10 fois Yahvé : en Genèse 4.
Dans un tel contexte de littérature ciselée, où justement chaque mot compte, où chaque variation fait sens, rien ne permet de prendre la variation de nom divin pour l'indice d'un changement d'auteur, tout d'y voir l'indice d'un changement de perspective. On notera, en outre, l'absence, apparemment délibérée, de tout nom propre dans la première tablette et leur apparition dans le cadre de l'alliance particulière en Eden, dans la deuxième tablette.
La généalogie de 2.4a.
L'expression voici les tôledôt...
peut être observée en de nombreuses transitions du livre de la Genèse (2.4a ; 5.1 ; 6.9 ; 10.1 ; 11.10, 27 ; 25.12, 19 ; 36.1, 9 ; 37.2). Pour certains lecteurs, on l'a vu, le rédacteur de la première tablette aurait conclu son récit de création en 2.4a par un anti-titre ou formule de clôture
[n3]. Notant qu'un bref résumé final n'a rien d'insolite (cf. après une liste Gn 10,31 et 32a reprenant 10,1a)
, Paul Beauchamp observe que tôledôt [est] applicable au domaine cosmologique : cf. Ps 90,2
[n4] (Avant que les montagnes soient nées et que tu aies donné un commencement à la terre et au monde
).
Genèse 10.1, 31 et 32a. En effet, l'inclusion de ce récit généalogique apparaît clairement entre 10.1 - Voici la postérité ["אֵלֶּה תוֹלְדוֹת"] des fils de Noé, Sem, Cham et Japhet
- et 10.31s - Ce sont ["אֵלֶּה"] les fils de Sem, selon leur clans, selon leurs langues, dans leurs pays et selon leurs nations. Voilà ["אֵלֶּה"] les clans des fils de Noé, selon leurs lignées dans leurs nations
-. Le thème apparaît l'élément clé de la correspondance entre les formules introductive et finales Voici les tôledôt des fils de Noé...
et [Voilà] les fils de Sem... Voilà les clans des fils de Noé...
. Une équivalence des formulations et plusieurs pistes suivies, et à suivre, pour la lecture de Genèse 2.4a :
Voilà les tôledôt
résumant ce qui précède en conclusion de récit ;Voilà les tôledôt
résumant ce qui précède en ouverture du récit suivant[n5] ;Voici les tôledôt
annonçant la suite en ouverture de récit, comme en Genèse 10.1.
Généalogie. Au psaume 90 verset 2, Dieu est décrit comme ayant donné naissance au monde (avec la même racine verbale que le mot tôledôt) : Avant que les montagnes soient nées (בְּטֶרֶם הָרִים יֻלָּדוּ) et que tu aies donné un commencement à la terre et au monde
. En effet, par son étymologie, le mot תוֹלְדוֹת
(tôledôt), ici traduit "généalogie", fait référence à la descendance (portée, engendrée) et non aux générations passées[n6]. Pour reprendre l'image du psaume 90, les montagnes nées de Dieu sont les tôledôt de Dieu, ce qu'Il a "engendré". Or, la lecture de 2.4a comme résumé du récit de la création (options 1 et 2 du point précédent) vient contredire le sens de l'expression, confirmé dans la suite du récit :
Tout d'abord, lorsque l'auteur introduit une histoire patriarcale par l'expression voici l'histoire de "X"
,
- l'histoire du patriarche "X" ne parle pas tant du patriarche que de l'histoire familiale alors qu'il est devenu le chef de famille ; elle relate surtout la vie de sa progéniture jusqu'à sa propre mort ;
- la naissance du patriarche et le début de sa vie ont déjà été évoqués dans le(s) récit(s) précédent(s).
Il suffit de revenir à l'exemple de Genèse 10 : les tôledôt des fils de Noé...
(10.1) concernent non pas les fils de Noé, Sem, Cham et Japhet, mais ... les fils de Sem... les clans des fils de Noé...
(10.31s).
Ensuite, l'auteur use de cette formule des tôledôt dans la composition de son oeuvre. Que ce soit par l'inversion de sens (origine - postérité), que ce soit par l'inversion de rôle (introduction - conclusion), la simple reprise verbale apparaît ici dépourvue de la stabilité d'une formule structurante. Ce serait même introduire dans les chapitres 1 à 4 une clé de lecture en contre-emploi avec sa reprise littéraire dans les chapitres suivants. Une fragilité de composition bien éloignée de la finesse exprimée en Genèse 1.
Expression structurante de la composition littéraire, voici les tôledôt...
(ou le livre des tôledôt...
en 2.5) introduit l'histoire
de famille d'un patriarche [a] et suit le(s) récit(s) de l'origine de ce patriarche [b]. En employant à dessein sa formule généalogique pour les cieux et la terre
, l'auteur semble avoir voulu
- introduire une histoire des cieux et de la terre
, [a]
- qui n'est pas l'histoire des origines des cieux et de la terre, [a et b]
- mais suit logiquement le récit qui la relate. [b]
Conclusion : La distinction des deux tablettes, Genèse 1.1-2.3 et Genèse 2.4-3.24, s'inscrit dans l'unité d'une oeuvre littéraire très élaborée. Pour aller plus loin et voir l'inscription de Genèse 1.1 à 2.3 dans Genèse 1 à 11, je vous invite à lire l'article de Matthieu Richelle intitulé "La structure littéraire de l'Histoire Primitive (Genèse 1,1-11,26) en son état final".
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1. Henri BLOCHER, Révélation des Origines, Le début de la Genèse (Collection théologique Hokhma ; Lausanne (Suisse) : Presses Bibliques Universitaires, 1979), p. 235
2. Henri BLOCHER, op. cit., p. 26 n. 40.
3. Paul BEAUCHAMP, Création et séparation, Etude exégétique du chapitre premier de la Genèse (Lectio Divina ; Paris : Les éditions du Cerf, 1969, 2005), p. 57 : Sa fonction est de rappeler le titre, et en même temps de rattacher le récit à la trame généalogique du document sacerdotal...
4. Paul BEAUCHAMP, op. cit., p. 154 n. 7.
5. Umberto CASSUTO, A commentary on the Book of Genesis, Part I : From Adam to Noah, Genesis I-VI 8 trad. Israel Abrahams (Jerusalem : The Magnes Press, The Hebrew University, 1998), p. 99.
6. Henri BLOCHER, op. cit., pp. 22s ; Gordon J. WENHAM, Genesis 1-15 (Word Biblical Commentary ; Waco, Texas : Word Books, Publisher, 1987), pp. 55s.