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Genèse 1.1 : proposition subordonnée ?
Traductions courantes
Comme indiqué précédemment (cf. Au commencement (1.1)), le premier mot de la Genèse, בְּרֵאשִׁית
(berêshit), est sans article défini et peut être compris comme un état construit : Au commencement de...
Pour conforter cette lecture, il a été proposé une vocalisation différente du texte biblique[n1] et le remplacement du verbe conjugué bârâ - il créa, comme en Osée 1.2 - par son infinitif berô - créer, comme en Genèse 5.1 (cf. 2.4b) -. Une proposition sans motif linguistique, l'usage de cette construction n'étant visiblement pas lié à une forme conjuguée ou non du verbe[n2] ; une proposition par ailleurs peu crédible, la vocalisation du premier verset de la Bible ayant pu difficilement tomber dans l'oubli[n3].
En résumé, les options de lecture que l'on peut trouver sont les suivantes :
Pour la traduction du verset 1.1 :
Quand Dieu commença à créer...
Au commencement, quand Dieu créa...
Pour la proposition principale :
- Selon Ibn Ezra, le verset 1.2 :
1.1 Au commencement de "Dieu créa...", 1.2 la terre était vague et vide...
; - Selon Rashi, le verset 1.3, 1.2 étant une parenthèse :
1.1 Au commencement de "Dieu créa..." 1.2 - alors la terre était vague et vide... -, 1.3 Dieu dit...
Arguments de faible incidence
L'usage du mot רֵאשִׁית
(rêshit) dans la Bible est le plus souvent à l'état construit, pour désigner la première ou meilleure part d'une chose
[n4], plus rarement à l'état absolu - cf. Esaïe 46.10 ; Néhémie 12.44 ; Proverbes 8.23 -. Une information qui, en soi, ne permet cependant pas de trancher quant à son usage en un passage particulier.
La littérature du Moyen-Orient ancien ne manque pas d'exemples de récits débutant par une clause temporelle subordonnée :
- Enuma Elish :
Lorsqu'en haut le ciel n'était pas encore nommé...
- Poème d'Atra-Hasis :
Lorsque les dieux faisaient l'homme...
- Genèse 2.4b, lu ainsi :
Lorsque l'Eternel Dieu fit la terre et le ciel...
Il faut cependant noter qu'avant d'être comparé à Genèse 2.4b, le verset 1.1 est déjà mis en rapport par l'auteur avec deux propositions non dépendantes, le verset 2.1 et le verset 2.4a (titre de la deuxième tablette).
Analyse du propos
On peut observer qu'en 2.1-3, l'auteur conclut le traitement du thème principal de son récit : l'oeuvre de création est arrivée à son terme. Or, on notera qu'en adoptant la thèse d'un état construit initial, il ne dit rien en 1.1 de ce thème principal, il le situe seulement : c'était "quand Dieu commença à créer les cieux et la terre" (1) ou "au commencement, quand Dieu créa les cieux et la terre" (2).
Avec une clause subordonnée en 1.1, le lecteur n'est pas mis en présence d'un thème principal d'étude (tel au commencement, Dieu créa les cieux et la terre
) ; il découvre seulement un thème général incident (celui de la création par Dieu) en parcourant le corridor d'entrée du récit. C'est un contexte de départ qui lui est proposé (au commencement de la création, un chaos et / ou une parole créatrice de lumière), un contexte sans direction explicite quant à l'orientation du récit à venir :
- Avec la présentation du chaos comme contexte (en suivant Ibn Ezra : 1.1-2), le récit prend une orientation générale à partir du verset 1.3 (
Or Dieu dit...
), la présence du chaos initial expliquant la mise en ordre subséquente ; - Avec la première parole créatrice de lumière comme contexte initial (en suivant Rashi : 1.1, (2,) 3-5), aucune ligne directrice n'apparaît avant la mention d'un jour
un
qui se limite à suggérer qu'avec le matin, il en vient un autre.
Or plusieurs remarques s'imposent à l'encontre de ces leçons :
Option d'Ibn Ezra.
La thèse d'Ibn Ezra s'appuyait sur la présence du seul verbe "être" en 1.2 (or la terre était...
) pour y voir une proposition narrative et non circonstancielle. Mais il est rare qu'une proposition nominale introduite par un vaw d'apodose joue le rôle de principale que lui attribue la présente lecture. Paul Beauchamp le souligne, en précisant qu'on peut rencontrer cette situation dans le style particulier du Livre des Chroniques (2 Ch 7,1; 13,15; 26,19), mais avec un autre verbe que la copule hâyetâh et pour désigner un événement soudain
[n5] et non une situation établie, comme en Genèse 1.2.
En effet, si le verbe "être" s'insère souvent, comme en Genèse 1.2, au sein d'une proposition nominale, les grammairiens précisent qu'il est employé... comme copule, quand on veut préciser la sphère temporelle d'une proposition nominale. Ce n'est donc pas une simple copule, mais une copule avec sens temporel...
[n6]
Par ailleurs, en hébreu, l'ordre verbal du verset 1.2 est "et la terre était..." (וְהָאָרֶץ הָיְתָה). Or, pour lire avec Ibn Ezra au commencement de la création des cieux et de la terre, la terre était...
, le verbe devrait en principe précéder le sujet en 1.2 (cf. Jérémie 26.1 ; Osée 1.2) : "(et) était la terre vague et vide"[n7].
Enfin une dernière observation, liée à la composition déjà évoquée (cf. Contexte étroit) :
7 mots | 1.1 Au commencement, Dieu créa les cieux et la terre |
2 x 7 mots | 1.2 Or la terre était informe et vide... |
59 x 7 mots | 1.3-31 l'oeuvre en six jours 207 mots jusquà la fin du jour IV ; 206 mots jours V et VI |
5 x 7 mots | 2.1-3 : chômage après l'ouvrage au septième jour |
Cette élaboration suggère quelques remarques :
- Le nombre 7, bien visible dans la semaine du récit, structure tout le texte, ce qui peut être un indice (subjectif !) en faveur d'une clause indépendante en tête de ce récit : dans cette tablette à la mesure du nombre 7, le premier 7 des sept mots de la première proposition apparaît mieux comme étalon si la clause est principale et non subordonnée.
- L'inclusion formée par les versets 1.1 et 2.1-3 isole le premier verset des suivants.
- La construction de 2.1-3 dans son double rapport (au premier verset et à la semaine) invite à rapprocher le verset 1.1 de la semaine (1.3-2.3) et isole par là même les clauses du verset 1.2, aussi bien au sein de la tablette entière (1.1-2.3) que dans l'introduction du propos (1.1-2). Ce qui n'incite guère à conserver le verset 1.2 dans la ligne principale du récit. Par exemple,
a- en faisant dépendre 1.1 de 1.2 (lecture d'Ibn Ezra : [-1-_2_3_]) ;
b- ou en enchaînant les trois versets [_1_2_3_] sans rupture de plan [_1_-2-_3_].
Au vu des observations précédentes, la présente perspective ne semble pas devoir être retenue. Elle a d'ailleurs été abandonnée par la quasi totalité des lecteurs.
Option de Rashi.
Nous venons de le voir, l'ordre verbal du verset 1.2 est "et la terre était..." (וְהָאָרֶץ הָיְתָה). Or, pour lire avec Rashi au commencement de la création des cieux et de la terre, alors que la terre était...
, le verbe devrait en principe être omis en 1.2 (cf. 1 Samuel 3.2-4) : "et la terre vague et vide"[n8].
D'autre part, après avoir noté que la traduction "Quand Dieu commença à créer"... introduit dans le mot "créer" une image de processus linéaire qui ne lui est pas adaptée
[n9] - ce qui vaut pour les deux options de proposition principale (Ibn Ezra ou Rashi) -, Paul Beauchamp souligne la difficulté de la traduction alternative : Avec "au commencement, quand Dieu créa - la terre était... -, Dieu dit"... la logique (et l'esthétique!) du texte serait par trop laborieuse, l'idée de commencement portant à la fois sur un acte global (créer, au qatal) et sur un début ponctuel.
[n10]
Enfin une dernière remarque, liée à la composition :
GENESE | 1ère tablette (Ibn Ezra) | 1ère tablette (Rashi) |
---|---|---|
a - Situation temporelle du récit | 1.1 Au commencement de "Dieu créa les cieux et la terre", | 1.1 Au commencement de "Dieu créa les cieux et la terre", |
b- Information préalable sur un état initial | 1.2 la terre était vague et vide, et l'obscurité (couvrait) la face de l'abîme, et l'Esprit de Dieu planait sur la face des eaux. |
1.2 - or la terre était vague et vide, et l'obscurité (couvrait) la face de l'abîme, et l'Esprit de Dieu planait sur la face des eaux - |
c- Premier acte | 1.3 Et Dieu dit... | 1.3 Dieu dit... |
Le verset 1.1 (Au commencement de...
) est lu comme une clause temporelle subordonnée [a] permettant de situer l'objet du récit à venir, mais sans indication explicite quant à son propos.
- - En suivant la ligne d'Ibn Ezra, la clause temporelle [a] est rapportée à la description de l'état des lieux [b] qui précède le récit de l'intervention de Dieu [c].
- - En suivant la ligne de Rashi, la clause temporelle [a] situe l'intervention de Dieu [c]. L'information sur l'état initial est insérée dans une longue parenthèse (1.2).
Cette mise en parallèle souligne la lourdeur de Genèse 1.1-3, s'il faut y voir une parenthèse en 1.2. A peine la lecture débutée, une incise vient rompre le fil de la phrase et de la pensée. Or la présence d'une telle difficulté dans ce récit, et qui plus est en ouverture, tranche avec la simplicité narrative observée dans la tablette : l'auteur enchaîne des phrases courtes qui se complètent les unes les autres[n11].
Au vu des observations précédentes, cette perspective paraît également peu fondée.
Conclusion :
Selon ces diverses leçons, l'auteur oriente notre regard (ou plutôt celui de ses contemporains) vers le début de la création, avec son état chaotique (1.2) et sa première parole (1.3). De fait, le but de sa tablette ne serait pas tant de présenter Dieu en créateur du monde - donnée considérée connue et admise - que d'exposer le processus de création : l'attention du lecteur est d'abord attirée sur le fait qu'au commencement de la création, la terre était vague et vide
(selon Ibn Ezra) ou que Dieu dit...
une première parole au premier jour (selon Rashi), puis vient l'énoncé des diverses étapes de la création en une semaine.
En focalisant l'attention sur l'information première qu'il y avait d'abord un chaos [Ibn Ezra] puis / ou une première parole [Rashi],
- le récit se présente comme une narration du déroulement de la création, un énoncé où le processus, l'histoire de l'oeuvre, prime sur toute autre considération, comme le fait que Dieu est l'auteur de cette oeuvre (1.1), qu'elle est en tout point bonne (2.1), etc. L'important n'est pas d'affirmer que Dieu est le créateur des cieux et de la terre, mais d'informer sur le "comment" il les a créés - à partir du chaos, par sa parole, par séparation, en six jours, etc. - ;
- le processus de création lui-même apparaît secondaire par rapport à ce qui se situe en son commencement, le chaos [Ibn Ezra] ou la création de la lumière au premier jour [Rashi].
Or, cet arrêt de l'attention du lecteur sur le chaos initial ou sur la création de la lumière, cette mise au second plan d'autres données de la tablette, y compris la semaine de création, posent question : cette perspective est-elle celle de l'auteur ou n'inverse-t-elle pas les priorités ? D'après les données passées en revue, cela en a tout l'air.
Nous poursuivrons donc cette étude avec la traduction classique de Genèse 1.1 comme clause indépendante : Au commencement, Dieu créa les cieux et la terre
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1. Le texte hébreu n'étant composé que de consonnes, il est possible de proposer une vocalisation différente. En effet, c'est du VIe au Xe siècle après Jésus-Christ que les points voyelles ont été ajoutés au texte par des savants juifs, les Massorètes, pour éviter que ne s'oublie la vocalisation dans les synagogues.
2. Edward J. YOUNG, Studies in Genesis One (Phillipsburg, New Jersey : P & R Publishing, sans date [1e édition en 1964]), p. 3.
3. Henri BLOCHER, Révélation des Origines, Le début de la Genèse (Collection théologique Hokhma ; Lausanne (Suisse) : Presses Bibliques Universitaires, 1979), p. 54 n. 9
4. Edward J. YOUNG, op. cit., p. 4.
5. Paul BEAUCHAMP, Création et séparation, Etude exégétique du chapitre premier de la Genèse (Lectio Divina ; Paris : Les éditions du Cerf, 1969, 2005), p. 151.
6. Paul JOÜON, Grammaire de l'Hébreu biblique (Rome : Institut Pontifical, 1923), p. 471 § 154-m. Cf. Gesenius' Hebrew Grammar (Second English Edition, revised by A.E. Cowley, 1910), §§ 141 i, 142 c.
7. Umberto CASSUTO, A commentary on the Book of Genesis, Part I : From Adam to Noah, Genesis I-VI 8 trad. Israel Abrahams (Jerusalem : The Magnes Press, The Hebrew University, 1998), pp. 19s. Suivi notamment par Edward J. YOUNG, Studies in Genesis One (Phillipsburg, New Jersey : P & R Publishing, sans date [1ère édition en 1964]), pp. 1s.
8. Ibidem.
9. Paul BEAUCHAMP, op. cit., p. 152. Il ajoute : Le qatal employé au verset 1 s'applique au contraire à une action considérée commme globale quant à l'extension de son résultat (le ciel et la terre)
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10. Paul BEAUCHAMP, op. cit., p. 153.
11. Paul BEAUCHAMP, op. cit., p. 151 ; Edward J. YOUNG, op. cit., p. 5 n. 9.