dieu
Le pluriel du mot élohim ayant suscité mainte spéculation, il peut être utile de s'y arrêter brièvement.
Du point de vue linguistique, et ceci n'est pas propre à la langue
hébraïque, il n'est pas rare qu'une pluralité soit exprimée par un
singulier (singulier collectif, d'espèce, etc.) et qu'une unité le soit
par un pluriel. Si le nous de majesté
n'existe pas en hébreu,
bien des noms au pluriel y désignent une véritable unité, pluriels de composition, d'extension, d'excellence ou de majesté, d'intensité, d'abstraction
[n1]. D'où, généralement,
l'accord de sens avec un adjectif ou un verbe au singulier au lieu de
l'accord du pluriel ; comme les verbes au singulier ayant pour sujet le
pluriel d'Elohim, dans la
première tablette de la Genèse[n2].
En effet, le contexte d'un mot est indispensable à sa compréhension -
détermination de son sens dans le champ sémantique, de son emploi comme
figure ou non, etc. - et, à l'instar du mot él,
dieu [ilu en akkadien], élohim est un nom commun qui peut à l'occasion
désigner une ou des divinité(s) : Yahvé, le Dieu des Hébreux
("יְהוָה אֱלֹהֵי הָעִבְרִים" en Exode 9.1 avec l'article défini) ou un
autre dieu
("אֱלֹהִים אֲחֵרִים" en Exode 20.3 avec l'adjectif au
pluriel[n3]), Astarté, déesse des Sidoniens
("עַשְׁתֹּרֶת, אֱלֹהֵי
צִדֹנִים" en 1 Rois 11.5)[n4] ou les dieux de l'Egypte
("אֱלֹהֵי מִצְרַיִם " en Exode 12.12). Simple échantillon d'usages du
même mot, élohim, nous prévenant contre
toute interprétation abstraite de la désinence du masculin pluriel ("-im") : le lexique n'enseigne pas la théologie.
Dans ce contexte du début de la Genèse, l'emploi du mot élohim - le nom commun le plus employé dans la littérature biblique pour désigner le Dieu des Hébreux - ne semble pas anodin :
- Si élohim joue souvent comme un nom propre - à l'instar, par exemple, du mot ba'al, maître - il est remarquable que l'auteur n'ait pas employé dans cette tablette le nom propre de son dieu pour le désigner comme créateur des cieux et de la terre. Lui sait qui il appelle Dieu, mais son abstention de nom propre comme Yahvé, Mardouk ou Astarté, paraît intentionnelle et inscrite dans son abstention de tout nom propre dans ce récit - comme lune et soleil pour les grands luminaires, par exemple -.
- Si l'appellation commune écarte le particularisme du nom propre (Yahvé, Mardouk, Kemosh...), souligne l'universalité du Dieu créateur de l'univers[n5], la visée théologique de l'auteur apparaît inscrite bien au-delà de la première tablette, dans son jeu sur les noms divins (cf. Contexte large § Les noms du Seigneur). Le créateur des cieux et de la terre ("Dieu" en Genèse 1.1-2.3) n'est autre que Celui qui a créé l'homme et instauré son alliance avec lui en Eden ("Yahvé Dieu" en Genèse 2.4-3.24) et qui restera le Seigneur garant des alliances après l'expulsion d'Eden, malgré la révolte humaine - Adam, Caïn... - ("Yahvé" en Genèse 4).
- L'introduction du quatrième évangile, qui fait écho à celle de la
Genèse, semble reprendre le procédé avec un autre nom commun : logos, le discours, le verbe. "Au commencement
était le logos, et le logos
était avec Dieu et le logos était Dieu"
(Jean 1.1). Or, ce logos est aussi éloigné
de celui d'Héraclite ou de Platon que Yahvé de Mardouk :
Le logos a été fait chair
et c'estJésus-Christ
(Jean 1.14, 17)[n6]. A la lecture de tels noms communs - élohim, logos - le lecteur peut certes situer le registre du propos, mais il ne peut en tirer une théologie ou une métaphysique particulière : Elohim, Yahvé ou Astarté ? Le logos, de Platon ou de Jean ? C'est en contexte que le sens se dessine, c'est le discours (logos) qui identifie le(s) dieu(x) (theos - theoi) dont il traite.
A titre exemplaire, l'échange entre Abram et Melchisédek, roi de Salem, en Genèse 14 : Alors que Melchisédek invoque le Dieu dont il est aussi le prêtre par l'appellation de Dieu Très-haut (El Elyon en hébreu) - verset 19 : Que le Dieu Très-haut qui a formé le ciel et la terre bénisse Abram
-, Abram l'identifie comme adorateur de l'Eternel - verset 22 : Je jure à main levée vers l'Eternel, le Dieu Très-haut qui a formé le ciel et la terre...
(réponse d'Abram au roi de Sodome).
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1. Paul JOÜON, Grammaire de l'Hébreu biblique (Rome : Institut Pontifical, 1923), p. 416 § 136-d, note 2 et p. 415 § 136-a ; Gesenius' Hebrew Grammar (Second
English Edition, revised by A.E. Cowley, 1910), pp. 396ss § 124.
2. Paul JOÜON, op. cit., p. 456 §
148-a et p. 460 § 150-f ; Gesenius' Hebrew Grammar (Second English
Edition, revised by A.E. Cowley, 1910), p. 399 § 124-g ; p. 428 § 132-h.
3. Paul JOÜON, op. cit., p. 456 §
148-a.
4. Paul JOÜON, op. cit., p. 410 §
134-d, note 1 : "Il est remarquable que l'hébreu n'ait pas de mot
propre pour déesse."
5. Gordon J. WENHAM, Genesis 1-15 (Word Biblical Commentary ; Waco,
Texas : Word Books, Publisher, 1987), p. 15.
6. L'idéal grec de la religion
olympienne étant la libération de l'âme (considérée comme étincelle
divine) de la prison du corps, l'incarnation est un drame, l'espérance
d'une résurrection de la chair pure folie (cf. Actes 17.31s).