Étude > Genèse I > Cieux et terre
Les cieux et la terre
Comme la thèse restitutionniste, la thèse tradionnelle tient le premier verbe au parfait pour le premier d'une série : Dieu créa
(en 1.1 : בָּרָא אֱלֹהִים) puis dit
(en 1.3 : וַיֹּאמֶר אֱלֹהִים). Mais elle tient le contexte particulier du verset 1.2 comme explicatif du commencement
: Au commencement, Dieu créa (1.1)... la terre vague et vide (1.2). Cette lecture du verset 1.2 comme résultat de l'oeuvre du verset 1.1 est obtenue de deux manières :
- En prenant
les cieux et la terre
pour une formule exprimant seulement la totalité (de ce monde) sans l'ordre et la beauté :Au commencement, Dieu créa tout
[n1]. Or la terre était vague et vide... Ici, le mot terre (or la terre était...
) n'a pas en 1.2 le même rôle qu'en 1.1, où l'expressionles cieux et la terre
est une désignation en soi : Dieu créa tout, or ce que nous appelons aujourd'hui terre était alors vague et vide... - En tenant à la distinction des entités cieux et terre[n2] : Au commencement, Dieu créa... la terre.
Or la terre était vague et vide... Ici, le mot terre (
or la terre était...
) désigne la même réalité en 1.2 qu'en 1.1 : Dieu créa... ce que nous appelons aujourd'hui terre, et ce que nous appelons aujourd'hui terre était alors vague et vide...
Quelques observations s'imposent.
Thèse 1 : Il créa tout
Retenant l'unité de la formule les cieux et la terre
dans sa désignation ordinaire de l'univers, cette thèse écarte ici sa référence habituelle au monde connu, organisé, habitable. Nous avons déjà noté en effet que l'ordre des termes de cette locution n'est inversé dans les Ecritures qu'en Genèse 2.4, pour forger le chiasme déjà évoqué (cf. Contexte étroit § Jeu de mots), et au Psaume 148.13, qui sans doute s'en inspire. Or non seulement les cieux et la terre
apparaît désignation en soi, mais encore désignation connotée, comme une formule [qui] désigne toujours le tout de l'univers dans son ordre et sa beauté
[n3].
Compte tenu de la distance entre la perspective d'un cosmos et celle d'une terre inhabitable, les tentatives de faire coïncider la création du monde de 1.1 et la description de 1.2 ont porté sur les deux termes à rapprocher :
- d'un côté, limiter la formule
les cieux et la terre
de 1.1 à l'expression de la totalité de l'univers, en excluant tout autre aspect de sa finition (organisation, etc.) ; - de l'autre, affirmer déjà la bonté et l'ordre de la situation de 1.2, pour la rapprocher le plus possible de la perspective d'un cosmos et non d'un chaos.
Or plusieurs objections s'imposent :
- Au stade du commentaire exégétique, on ne peut parler de la "bonté" de la situation dépeinte en 1.2 sans aller à contresens du propos de l'auteur : il n'affirme
bonnes
que des réalités ou situations observables dans le chef d'oeuvrebon à l'extrême
(cf. § 6 = 2 + 2 + 2 : De l'inhabitable à l'habité) ; - La pensée du mélange, du pêle-mêle, ne peut être écartée de la situation dépeinte en 1.2, sauf à ignorer l'oeuvre de séparation qui lui est appliquée dès la première parole (1.3ss) (cf. § 4 = 3 + 1 : L'inanimé) ;
- Quelle que soit l'évocation chaotique de la terre du verset 1.2, postulée créée en 1.1, l'objet du verbe bârâ (créer) est une oeuvre accomplie dans sa globalité (cf. § Dieu créa). Or, il suffit de considérer en 1.3ss tout ce qui n'a pas été créé (lumière, jours, ciel, étoiles, soleil et lune, etc.) pour constater que, même en limitant le sens de la formule
les cieux et la terre
à l'expression de la totalité de l'univers, il ne peut être question de lire en 1.1 que "tout" a été créé.
Thèse 2 : Il créa la terre
Plusieurs vont à l'encontre de l'étude philologique et distinguent ici les deux entités cieux et terre, ce qui permet à certains de voir dans la terre inhabitable de 1.2 la description de la terre créée en 1.1.
Ainsi, pour Meredith G. Kline, la reprise du mot terre
en 1.2 invite à écarter la référence au monde habitable en 1.1. Se fondant sur la distinction de référence des mots cieux
et terre
, il interprète le premier terme comme désignation des cieux invisibles - le Ciel de Dieu - et le deuxième terme comme désignation du monde visible de l'homme. C'est des cieux comme royaume invisible [registre supérieur] et de la terre comme espace visible[n4] (ciel et terre
visibles) [registre inférieur] dont il serait question.
Juste quelques remarques :
- Après avoir observé le procédé d'inclusion avec reprise
lexicale du premier verset en fin de récit (cf. Contexte étroit § Inclusion entre 1.1 et 2.1-3), la dissociation des cieux de la
terre apparaît ici hors contexte[n5] :
En Genèse 2.1, l'auteur complèteles cieux et la terre
partoute leur armée
. Le terme d'armée
est en principe associé auxcieux
pour en désigner les habitants, le soleil, la lune et les étoiles (Genèse 1.14ss), ou plus rarement les anges (cf. 2 Rois 22.19). C'est par extension qu'ici, il désigne les habitants de la terre (oiseaux, monstres marins, etc.). Or, siles cieux
désignent la sphère invisible etla terre
la sphère visible, on comprend mal que l'auteur, si soucieux des détails, n'ait rien dit des anges auparavant, alors qu'il parlerait de l'armée des mondes visible et invisible (leur armée
). A contrario, s'il ne voulait faire référence qu'aux habitants évoqués par lui pour la sphèreterrestre
(visible), n'aurait-il pas dû écrire en 2.1les cieux
(sphère invisible),la terre
(sphère visible) et ses habitants, sonarmée
(astres, animaux, homme) ?
Par sa formulationles cieux et la terre et toute leur armée
, l'auteur élargit la désignation d'armée
des habitants des cieux à ceux de la terre, invitant à discerner dansles cieux et la terre
une unité. Alors queles cieux et la terre
ont ici un occupant,leur armée
(singulier), c'est avec la distinction d'occupants qu'apparaît la distinction de résidencecieux
etterre
.
- Après avoir constaté et la reprise visant à lier les deux
tablettes en début de la deuxième (2.4) -
Voici la généalogie des cieux et de la terre, lors de leur création ; au jour où l'Eternel Dieu fit la terre et les cieux...
- (cf. Contexte étroit § Lien entre 1.1 et 2.4a) et le procédé d'inclusion évoqué au point précédent, un changement de désignation de l'expressionles cieux et la terre
entre 1.1 et 2.1-4 est bien difficile à fonder. Et ce d'autant plus qu'au verset 2.1, la perfection et la complétude sont soulignés (amplifiés) par l'addition du cosmos et de ses habitants :les cieux et la terre et toute leur armée[n6]
. - S'il faut comprendre qu'au verset 1.1 le commencement nous parle de la création du Ciel des anges - les cieux - et du monde - la terre -, le sens même du verbe bârâ (créer) vient contredire la perspective proposée. Quelle que soit l'évocation chaotique de la terre du verset 1.2, l'objet du verbe créer, qu'il s'agisse des cieux ou de la terre, est une oeuvre accomplie dans sa globalité (cf. § Dieu créa). Or la terre de 1.2 est dépourvue de tout ce qui pourrait commencer à évoquer le monde, la sphère du visible connu : sa lumière, son ciel, son sol sec et ses mers, ses étoiles, son soleil et sa lune, etc. Du point de vue perspective, c'est comme dire qu'un artisan a créé une maison, alors qu'il n'a encore ni posé le toit, ni construit les murs, ni même commencé à viabiliser le terrain.
Nous abandonnons donc ces pistes de lecture, même si nous les croiserons à nouveau dans le débat d'autres textes, comme Exode 20.11 ou Esaïe 45.18.
_______
1. Gordon J. WENHAM, Genesis 1-15 (Word Biblical Commentary ; Waco,
Texas : Word Books, Publisher, 1987), p. 15.
2. Meredith G. KLINE, Space and
Time in the Genesis Cosmogony, Perspectives on Science and Christian
Faith 48:2-15 (1996) - disponible en ligne [lien en bibliographie]
- Two-Register Space - Genesis 1:1
.
3. Henri BLOCHER, Révélation des Origines, Le début de la Genèse
(Collection théologique Hokhma ; Lausanne (Suisse) : Presses Bibliques
Universitaires, 1979), p. 57 ; cf. Paul BEAUCHAMP, Création et séparation, Etude exégétique du chapitre premier de la Genèse (Lectio Divina ; Paris : Les éditions du Cerf, 1969, 2005), p. 157.
4. Meredith G. KLINE, Space and
Time in the Genesis Cosmogony, Perspectives on Science and Christian
Faith 48:2-15 (1996) - disponible en ligne [lien en bibliographie]
- Two-Register Space - Genesis 1:1
.
5. Meredith G. KLINE avoue hésiter
sur la lecture d'une même référence au Ciel des anges en 1.1 et 2.1 : the
only possible referent is ''the heavens of Gen. 1:1 (and the reference
to that in Gen. 2:1, if the latter summation does in fact include Gen.
1:1, not just 1:2-31)''
(Space and Time in the Genesis Cosmogony,
Perspectives on Science and Christian Faith 48:2-15 (1996) - disponible en ligne ici - Two-Register Space - Genesis 1:1
). Une fois observé
le procédé d'inclusion entre 1.1 et 2.1-3, difficile de ne pas
privilégier une identité de référence pour les cieux et la terre
en 1.1 et 2.1.
6. L'appellation d'armée
pour le corps des anges ou des étoiles (et ici également pour les
créatures terrestres) fait encore référence à la régularité et à l'ordre
: L'armée de la création ne combat pas, elle défile, sous une parole
qui n'est pas une information, mais... un commandement militaire.
(Paul BEAUCHAMP, Création et séparation, Etude exégétique du chapitre premier de la Genèse (Lectio Divina ; Paris : Les éditions du Cerf, 1969, 2005), p. 377, cité par Henri BLOCHER, Révélation des Origines, Le début de la Genèse
(Collection théologique Hokhma ; Lausanne (Suisse) : Presses Bibliques
Universitaires, 1979), p.
63).